Lettre ouverte à M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau

Monsieur le directeur,

Le 21 septembre 2021, je répondais dans ce billet au projet de réforme de la structuration des écritures d’avocat publié par la DACS le 27 août 2021. Dans le journal Le Monde du 16 octobre 2021, je prenais connaissance d’un article intitulé « La justice civile en souffrance dans toute la France », relayant notamment vos propos sur la justification de ce projet de réforme. Vos propos ont fait vivement fait réagir des milliers de confrères un peu attentifs à leur métier, dont je fais partie.

Il n’est pas sérieusement contestable que la justice civile est en souffrance depuis de très nombreuses années. Les grèves à répétition que j’ai connues depuis que je pratique mon métier, soit depuis 23 ans, en sont l’expression la plus ostensible.

L’article indique que cette justice « souffre en silence », ce qui n’est pas exact tant la sonnette d’alarme a été tirée déjà depuis longtemps, et cantonner cette souffrance à la seule situation désastreuse que vivent les milliers de magistrats et de greffiers qui œuvrent tous les jours dans cette tâche difficile, est une vision bien corrompue et parcellaire de la situation ; une vue par le petit bout de la lorgnette, car les avocats souffrent aussi et les justiciables encore plus que quiconque.

L’article pointe une réalité au travers d’exemples sur le taux de couverture : le pôle patrimoine et immobilier du TJ de Paris (« pourtant privilégié en matière de moyens dans le paysage judiciaire national », selon l’article) compte près de 10.000 affaires en stock, lequel grossit de 5.000 affaires nouvelles par an en 2020 lorsque 4.000 seulement sont jugées. Les stocks « enflent » aussi au pôle économique et commercial, avec 9.000 dossiers en cours auxquels s’ajoutent 4.100 et 4.500 affaires nouvelles par an, « avec une explosion depuis un an en matière de baux commerciaux en raison de la crise sanitaire ».

Ce constat est partout le même.

Vous le savez, pour lutter contre cette inflation, le gouvernement a inventé il y a quelques années (en 2008, au moment de la suppression des Avoués) la « déjudiciarisation ». Selon le dictionnaire juridique, « La « déjudiciarisation » est le nom donné au fait que la Loi privilégie le dialogue et les voies consensuelles en permettant aux parties en conflit, de convenir d’un moyen de solution du litige qui les oppose, qui ne fasse pas intervenir les juridictions de l’Etat. »

Or, ceux qui ont travaillé sur le sujet ne connaissaient manifestement pas cette définition. En pratique, « déjudiciairiser » est l’art, dissimulé aux yeux du justiciable, de complexifier les règles juridiques de procédure civile pour que le citoyen soit découragé de saisir son juge. Pour preuve, ce procédé a été le mot inscrit sur la feuille de route donnée à ceux qui ont travaillé sur la réforme de la procédure d’appel, dite « Magendie ». Cette réforme est l’expression même de l’extrême complexification de la procédure d’appel. Mais complexifier les règles de procédure devant le juge n’empêche en rien le recours au juge…

Qu’on le veuille ou non, les justiciables ont encore besoin de leur juge pour trancher leurs litiges, des plus simples au plus complexes. Les citoyens vont en justice pour qu’il leur soit rendu justice, et pas pour que la justice les dissuade de faire trancher leur litige faute d’y mettre les moyens nécessaires. Les procédures amiables ne suffiront pas à endiguer ce qui parait naturel pour un citoyen en France : le recours au service public de la justice. D’ailleurs, l’explosion des litiges en matière de baux commerciaux résultant de la crise sanitaire démontre que les justiciables ne savent pas toujours se mettre autour d’une table pour faire des concessions réciproques, même avec un avocat formé aux MARD, qu’on les force ou non par la complexification des règles.

Poursuivant cet entêtement, le gouvernement a enchaîné les réformes très importantes à un rythme insoutenable pour n’importe quel auxiliaire de justice, avec toutes les aberrations qui vont avec : des textes mal écrits, utilisant des formulations approximatives, faisant sans cesse l’objet de corrections sans, du reste, que les nouveaux textes ne corrigent ou n’apportent des solutions aux questions nées des précédents.

Madame Emmanuelle PROUST le concède : « Nous devons étudier la jurisprudence, alors que le droit est de plus en plus complexe, et opérer un contrôle de propotionnalité. » Et l’article d’ajouter : « Dans le même temps, il est demandé aux juges d’aller de plus en plus rapidement, y compris sur les dossiers les plus complexes. L’indicateur qui obsède les chefs de juridiction est le nombre de décisions rendues par année et par magistrat… » De cette double réalité décrite par un magistrat, plusieurs observations s’imposent.

La première est que cette inflation législative conduit tout le monde à être plus prudent et à ralentir : il faut se former, faire attention aux nouveaux textes et aux chausse-trappe qu’ils révèlent, concilier tout cela avec la jurisprudence ancienne, discuter, argumenter et… motiver les conclusions.

Je rappelle à cet égard que contrairement à un magistrat, les avocats engagent leur responsabilité s’ils ne développent pas tous les moyens nécessaires au succès des demandes de leurs  clients. Ce principe juridique, que manifestement tout le monde oublie, s’appelle la « concentration des moyens », et la Cour de cassation s’attache à le faire respecter avec beaucoup de rigueur zèle en sanctionnant les justiciables dont l’avocat n’aurait pas été suffisamment complet dans ses écritures… Ce principe s’est d’ailleurs invité devant la Cour d’appel à l’occasion… du décret n°2019-1333 du 11 décembre 2019 (art. 29) modifiant l’article 910-4 du CPC !

Vous ne pouvez donc pas accuser les avocats d’augmenter le nombre de pages de leurs  conclusions, sans reconnaître que tout cela résulte de l’inflation législative avec un parlement qui vote cette complexification le doigt sur la couture du pantalon.

D’ailleurs, pendant que j’écris ces lignes, un nouveau décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 publié au JO du 13 octobre 2021, vient encore modifier des règles adoptées sans concertation quelques mois plus tôt, notamment sur le délai de remise au greffe de l’assignation. Faire et défaire, ce n’est pas travailler, c’est usant et chronophage pour tous.

De fait, les textes qui sont censés « simplifier » (comme on le voit dans le vocable « loi de simplification ») deviennent une prison de juridisme qui participe activement au premier effet de bord de cet entêtement, à savoir la constante dégradation de la qualité des décisions depuis des années. Puisque les magistrats sont pressés d’aller plus vite par leur hiérarchie, y compris sur des dossiers complexes… alors, ils ne s’embarrassent plus. Et le justiciable ? C’est un râleur, circulez !

Comme mes confrères, je ne compte plus les décisions mal motivées. Dans tel tribunal, un juge de l’exécution « déboute » pour « défaut d’intérêt à agir en justice » (oui, vous avez bien lu…) un justiciable qui l’avait saisi en liquidation d’une astreinte prononcée en 2018 par un tribunal puis confirmée par la Cour d’appel deux ans après, au motif que son adversaire a mis fin en 2021 au trouble ayant justifié le prononcé de l’astreinte initiale et que la Cour d’appel n’a en réalité pas voulu prononcer d’astreinte… Dans tel autre, un justiciable doit aller jusqu’en Cour de cassation pour faire juger que le Conseiller de la mise en état n’est pas compétent pour écarter des pièces dont la Cour est saisie au fond. Dans une autre tribunal, un magistrat considère qu’est un incident d’instance la transaction conclue un an avant l’introduction d’une instance et déclare irrecevable le justiciable (plutôt l’avocat, en réalité) en sa demande pour ne pas avoir saisi le bon juge (cf. mon petit résumé sur cette page).

Et que dire des magistrats qui ont déjà jugé le dossier avant même que l’audience ne commence, qui orientent expressément les débats en écrivant aux parties pour demander la production de telle ou telle pièce ? Et que dire aussi de ces milliers de décisions de moins de 10 pages (par exemple) dont 9 sont consacrées au rappel des prétentions des parties et trois paragraphes laconiques seulement à la motivation de la décision de débouté en violation de l’article 455 du CPC ?

La Cour de cassation n’a jamais été autant saisie, cherchez donc à comprendre pourquoi !

Vous êtes-vous rendu compte que ce phénomène est tellement important que nous préparons nos clients, dès le début des procédures, à aller devant la Cour de cassation ? Que fait le ministère pour combattre le fait qu’un dossier civil jugé à un Lille n’aura pas la même solution à La Rochelle quand bien même les faits seraient strictement identiques ? Jusqu’à présent, rien, à part complexifier les règles.

C’est une réforme en profondeur de la procédure qu’il faut envisager. On pourrait, par exemple, imaginer la création d’un recours permettant d’unifier le contentieux à tout stade de la procédure, permettant aux justiciables de saisir la Cour de cassation en cas de violation manifeste d’une règle de droit par le juge (une sorte de « déféré rétractation », aux frais de l’état quand il y a censure, bien sur). Il est triste de constater que dans notre pays, pour pouvoir avoir une bonne décision par la Cour de cassation, les justiciables doivent financer un litige en première instance, puis le même litige devant la Cour d’appel qui confirme très officiellement les décisions dans 60 % des cas. Autant supprimer l’appel et généraliser le pourvoir en cassation, avec renvoi en première instance pour trancher les questions de fond. Les justiciables gagneraient un temps précieux et les magistrats seraient plus attentifs à la motivation de leurs décisions. Mais je m’écarte, les propositions feront l’objet d’un autre billet.

Nous croulons sous les exemples. Je m’abstiendrai néanmoins de généraliser, car je rencontre encore des magistrats qui entretiennent avec les avocats de réelles relations de droit et de respect, posent les bonnes questions en laissant une part suffisante de doute pour s’abstenir de préjuger en se montrant intéressés par nos conclusions. Du coup, ils rendent des décisions remarquables. Mais il faut avouer qu’ils deviennent rares, parce que vous occupez les juges en changeant tout en permanence.

Dans ce triste paradigme, l’erreur des magistrats est d’avoir accepté ce diktat de la Chancellerie pour aller toujours plus vite, alors qu’ils pouvaient renverser la table et exiger des moyens.

Même si je ne suis pas le porte-parole de mes confrères, il me semble que nous, avocats, ne pouvons pas collaborer à cette machination macabre. L’apothéose de l’indécence serait donc bien de servir aux magistrats un résumé de 1000 mots de nos conclusions (qui sont déjà le résumé d’un plus large problème) car nous aussi « Nous devons étudier la jurisprudence, alors que le droit est de plus en plus complexe, et opérer un contrôle de propotionnalité. ».

Vous assénez que « Les écritures ont tendance à s’al­longer, notamment en raison des progrès de la bureautique avec le copier-­coller. Il arrive d’avoir des conclusions de plusieurs centaines de pages, c’est chronophage pour les juges et aussi pour les avocats qui doivent y répondre. Et cela aug­mente le risque de passer à côté d’un argument ».

Votre formulation ne prête pas à confusion : vous utilisez une exception pour justifier votre projet de réforme, ce qui relève de la malhonnêteté intellectuelle. En effet, les affaires qui nécessitent de développer plusieurs centaines de pages de conclusions sont globalement rares ; il s’agit d’affaires d’une particulière complexité avec des demandes qui s’imbriquent, nécessitant d’étudier les textes et la jurisprudence, alors même que le droit est de plus en plus complexe par la faute de ceux qui nous gouvernent et qui poussent les réformes à tour de bras. Et puis, les jugements aussi peuvent faire des centaines de pages et personne n’a jamais eu l’idée de demander à un magistrat de résumer sa pensée en 1.000 mots avant le dispositif du jugement.

Le copier-coller dont vous nous accablez n’a rien d’étonnant : il est utilisé autant par les magistrats que les avocats.

Dans le cas d’un avocat qui construit des conclusions à partir des textes, de la doctrine et de la jurisprudence, ce procédé sert essentiellement à éviter que le magistrat ne passe trop de temps à consulter la jurisprudence ou les pièces du dossier, étant rappelé que nous sommes tenus de qualifier en fait et en droit les moyens que nous devons soulever (CPC, art. 2, 4 6, 9 et d’autres). Nous incluons les dernières jurisprudences sur un sujet ou des extraits de pièces précisément pour faciliter la lecture de nos écrits. S’ils s’en plaignent, c’est donc qu’ils se moquent de nos conclusions et autant supprimer directement les avocats…

En revanche, le copier-coller utilisé par les magistrats est bien plus problématique car il est trop souvent utilisé pour recopier des passages entiers ne nos conclusions, preuve qu’elles ne sont pas totalement inutiles (CPC, art. 455).

Quant à l’embauche de contractuels, si cela répond à une demande des magistrats, pourquoi pas. Mais il est hors de question de voir encore des jugements rédigés par des stagiaires ou les « juristes assistants » comme nous le voyons encore trop souvent avec des clients qui s’en rendent bien compte. Si les magistrats sont mis à rude épreuve comme le rappelle l’article, les avocats aussi. Et ce n’est pas au justiciable de faire les frais de cette mauvaise organisation relevant de l’amateurisme.

Ne vous en déplaise, vos propos démontrent que vous ne maîtrisez pas ce sujet et j’en suis consterné. Et n’allez pas demander de l’aide au Garde des Sceaux, il semble accaparé exclusivement par la justice pénale. Il est donc, comme beaucoup de « pénaleux », probablement hermétique aux règles du procès civil. Mais je me tiens à votre disposition pour vous exposer cela plus longuement si vous le souhaitez !

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments respectueux.

Maître Frédéric CUIF.

Une réponse à “Lettre ouverte à M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du Sceau

  1. Vous attendez une réponse…?
    Bonne chance.
    Passez par la représentation nationale car le garde des sceaux ne peut pas compter sur la DACS (rétention, opacité, dédain du politique et de la souveraineté nationale)…
    La DACS est une interlocutrice illégitime non-élue.
    Elle fera tout pour vous braquer pour se justifier d’exister.
    Bon vent.

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