Dans un précédent article, j’évoquais déjà les terribles difficultés rencontrées par les entrepreneurs individuels en procédure collective.
Le processus est invariablement le même : face à des difficultés économiques insurmontables, les entrepreneurs individuels se tournent vers leur expert comptable ou parfois leurs proches, qui leur conseillent d’aller au tribunal de commerce pour « déposer le bilan » comme on l’entend encore, ce qui correspond à déclarer la cessation des paiements..
C’est souvent le point de non retour.
Je vous propose quelques rappels sur la droit antérieur et les apports de la loi du 14 février 2022.
1. Quelques rappels succincts sur la situation avant la loi du 14 février 2022.
Pour les entreteneurs individuels, micro-entrepreneurs, artisans et autres professions libérales, l’ouverture d’une procédure collective (un redressement ou une liquidation judiciaire) tourne souvent au cauchemar car ils découvrent, souvent plusieurs mois après le jugement d’ouverture de la procédure, lorsqu’ils se rendent aux premiers rendez-vous avec le mandataire judiciaire désigné par le tribunal, que l’intégralité de leur patrimoine personnel sera purement et simplement « avalé » dans la procédure collective.
En effet, la théorie séculaire dite de « l’unicité du patrimoine » interdit de distinguer entre le patrimoine privé et professionnel d’une personne physique, et c’est bien ce qu’est l’entrepreneur individuel puisqu’il n’est pas protégé par le bouclier d’une société.
Ainsi, pour une dette professionnelle de quelques milliers d’euros qu’il ne parvient pas à régler, l’entrepreneur individuel (appelé « débiteur » quand il est en procédure collective) se retrouve face à un passif important, principalement constitué de dettes personnelles (emprunts maison, voiture, etc.). Ce passif global devient alors le passif du débiteur, et tous ses biens personnels, le gage des créanciers… que le mandataire judiciaire est chargé de faire vendre pour régler les créances.
C’est donc après de longs mois de procédure que le débiteur comprend le sens de la phrase « je vais vous aider dans votre procédure » que le mandataire judiciaire a prononcée au premier rendez-vous, et qui signifie en réalité qu’il va l’aider à vendre ses biens pour payer les créanciers.
Dans des cas qui n’étaient pas rares, il était possible de faire annuler la procédure collective, comme je l’ai rappelé dans cet article. Mais ces cas exigent des situations procédurales particulières et une réaction quasi-immédiate de l’entrepreneur, puisque les délais pour agir sont très courts. La procédure était en outre coûteuse car elle exigeait d’abord d’arrêter les effets du jugement d’ouverture de la procédure collective devant le Premier président de la Cour d’appel, puis de défendre une deuxième procédure au fond pour plaider l’erreur commise par le débiteur d’avoir déclaré trop vite la cessation des paiements auprès du tribunal.
2. L’évolution des solutions au fil du temps.
Pour faire face à ces difficultés, le législateur a envisagé diverses solutions.
Par exemple, l’exclusion de la résidence principale qui a été une disposition assez utilisée. Dans la demande d’immatriculation au registre du commerce et de sociétés, l’entrepreneur individuel devait, s’il y avait lieu, indiquer la renonciation à l’insaisissabilité de ses droits sur la résidence principale.
Ensuite, la création des EIRL (entreprise individuelle à responsabilité limitée) avait également pour but d’accroître la protection de l’entrepreneur individuel, mais l’efficacité de cette forme juridique de société insérée dans le Code de commerce aux articles L. 526-5-1 et suivants, a été remise en cause notamment parce que l’adoption d’une telle forme de société ne créait pour autant aucune personne morale propre : il s’agissait seulement d’un artifice de séparation du patrimoine personne et professionnel comme le rappelle l’article L. 526-6 du Code de commerce, toujours en vigueur. Aussi, pour l’exercice de son activité en tant qu’entrepreneur individuel à responsabilité limitée, l’entrepreneur individuel affecte à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel, sans création d’une personne morale, dans les conditions prévues à l’article L. 526-7 du Code de commerce. Cependant, la Cour de cassation avait pu déclarer irrecevables des recours de personnes qui pensaient exercer en société, alors qu’il n’y avait aucune personne morale. La solution n’était pas idéale. Désormais, l’interdiction de créer de nouvelles EIRL s’applique depuis le 15 février 2022.
3. La loi du 14 février 2022.
Dans une loi du 14 février 2022, le législateur a, sur proposition du Sénat, abrogé l’article L. 526-5-1 du Code de commerce et organisé une autre protection de l’entrepreneur individuel et organisé la séparation du patrimoine personnel du patrimoine professionnel.
3.1 Quels sont les activités concernées et pour quelles dettes ?
En réalité, il n’y a aucune distinction dans les activités exercées. Que vous soyez artisan, profession libérale, auto-entrepreneur, exerçant une ou plusieurs activités individuelles en même temps, et si vous travaillez dans le garage de votre maison d’habitation, c’est votre patrimoine professionnel seul qui sera concerné.
Les dettes concernées sont celles nées après le 15 mai 2022, date d’entrée en vigueur de la loi. Par conséquent, si vous avez des dettes nées avant cette date, elles suivront le régime antérieur. Les autres suivront le régime postérieur, et cela va va compliquer la gestion.
3.2 Quel est le tribunal compétent ?
Le patrimoine personnel est étant désormais bien scindé du patrimoine professionnel, l’article L. 681-1 du Code de commerce a pour effet de router les entrepreneurs individuels vers le tribunal de commerce, et plus précisément auprès du juge de la procédure collective dès lors qu’il a la qualité d’entrepreneur individuel. Ce juge ne prendra alors en compte que le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel.
Il y a donc désormais un double circuit qui dépend de la qualité du débiteur : soit la commission de surendettement avec la procédure de surendettement prévue par l’article L. 711-1 et suivants du Code de la consommation lorsqu’il s’agit de consommateurs surendettés, soit le tribunal de la procédure collective lorsque le débiteur est en EIRL. Il appartiendra désormais au débiteur en difficultés, de choisir le circuit pour lequel il se trouve en difficultés : vers la commission de surendettement ou le juge de la procédure collective.
Néanmoins, pour éviter les erreurs de routage dans le circuit, il appartiendra au seul juge des procédures collectives de faire la distinction entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel, indépendamment de la qualification donnée par le débiteur lui-même. Il va donc statuer en réalité sur les deux patrimoines pour les qualifier, et ne prendra en considération qu’un seul des deux, le patrimoine professionnel, en renvoyant à la commission de surendettement le traitement de la situation personnelle de l’entrepreneur individuel. C’est déjà le cas pour les premières ouvertures de dossiers, le juge rendant une décision au visa des articles du Code de commerce, mais également au visa de l’article L. 711-1 du Code de la consommation relatif au surendettement des particuliers.
3.3. Comment s’opère la détermination du patrimoine professionnel, gage des créanciers ?
Comment le juge détermine-t-il la nature personnelle ou professionnelle du patrimoine ?
L’article L526-22 répond à cette question, par la prise en compte de deux critères cumulatifs : la titularité et l’utilité :
« Les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel. «
L’utilité : une machine outil pour un artisan, est un critère d’utilité aisément concevable. Mais le garage dans lequel vous exercez votre activité, même s’il fait partie de votre résidence principale (ou la pièce dédiée de votre maison) fait aussi partie du patrimoine professionnel. Donc prudence !
Le titularité dépend, par exemple, de ce que vous avez déclaré : l’inscription figurant sur l’en-tête de vos factures, l’inscription au RCS, etc.
3.4. Le rétablissement professionnel.
Incidemment, il faut dire un mot ici sur la procédure de « rétablissement professionnel » prévu par les articles L. 640-1 à L. 645-12) du Code de commerce. Ce terme fait écho à celui de « rétablissement personnel » dans le surendettement des particuliers.
Le rétablissement professionnel est une alternative à la liquidation judiciaire, applicable aux très petites procédures collectives, sans que le débiteur ne soit dessaisi de ses droits (ce qui est le cas d’une liquidation judiciaire classique) et sans que son activité ne s’arrête. Mais pour bénéficier de cette procédure, il faut que le seuil de réalisation de l’actif soit inférieur à 15.000 €, ce qui est peu. Pour l’apprécier, le juge analysera obligatoirement les deux patrimoines du débiteur et, en fonction de la situation, il pourra la prononcer ou renvoyer l’entrepreneur individuel vers une solution de liquidation judiciaire simplifiée s’il n’a pas de bien immobilier (sans tenir compte de la résidence principale, art. L. 641-2 du Code de commerce). Si l’entrepreneur individuel, malgré la procédure qui touche son patrimoine professionnel, est toujours en mesure de régler ses dettes personnelles, alors il ne fera pas l’objet d’une procédure de surendettement.
3.5. Le jugement rendu par le juge de la procédure collective.
Une fois saisi par le débiteur, le juge de la procédure collective examinera la situation économique de l’entrepreneur individuel, notamment pour vérifier sont état de cessation des paiements [1].
Il rendra un jugement unique (article L. 681-2, III du Code de commerce) pour les deux patrimoines, selon la formule de l’article L. 681-2 du Code de commerce :
« Le tribunal traite, dans un même jugement, des dettes dont l’entrepreneur individuel est redevable sur ses patrimoines professionnel et personnel, en fonction du droit de gage de chaque créancier, sauf dispositions contraires. »
Mais de ce résultat naîtront sans doute quelques difficultés pratiques, car il y aura des cas où la liquidation judiciaire de l’entrepreneur individuel va s’imposer, alors que dans le même temps, il n’aura pas nécessairement besoin d’une procédure de surendettement personnelle. Il y aura aussi le cas inverse d’un surendettement personnel qui s’impose et la possibilité pour le juge de décider un redressement judiciaire avec adoption d’un plan de continuation. Si le débiteur en procédure collective n’a pas le droit de modifier son patrimoine professionnel pendant la procédure, il peut cependant intervenir sur son patrimoine personnel.
La question du gage des créanciers apportera aussi son lot de difficultés, puisque le législateur a instauré un double gage : celui des créanciers professionnels sur le patrimoine professionnel et celui des créanciers personnels sur le patrimoine personnel. Par exemple, s’agissant des époux, lorsque Madame utilise sa voiture : les biens en cause ne peuvent être rattachés qu’à un seul patrimoine et si Monsieur est entrepreneur individuel, la question sera de savoir si les créanciers de Madame pourront saisir les biens professionnels en arguant du caractère commun des biens par le régime matrimonial. La réponse se trouve dans les nouvelles dispositions du Code de commerce et dans le Code des procédures civiles d’exécution qui rappelle qu’une procédure d’exécution à l’encontre d’un débiteur entrepreneur individuel ne peut porter que sur les biens du patrimoine sur lequel le créancier dispose d’un droit de gage général. Le créancier saisissant peut donc engager sa responsabilité s’il saisit le mauvais patrimoine.
3.6. Le renvoi vers la commission de surendettement.
L’article L. 681-2 du Code de commerce l’organise :
« Par dérogation au III, lorsque la distinction des patrimoines professionnel et personnel a été strictement respectée et que le droit de gage des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel ne porte pas sur le patrimoine personnel de ce dernier, le tribunal qui ouvre la procédure saisit, avec l’accord du débiteur, la commission de surendettement aux fins de traitement des dettes dont l’entrepreneur individuel est redevable sur son patrimoine personnel. Le livre VII du code de la consommation ainsi que le sixième alinéa de l’article L. 526-22 du présent code sont alors applicables. Le tribunal exerce les fonctions du juge des contentieux de la protection, qu’il peut déléguer en tout ou partie au juge-commissaire.
Le tribunal et la commission de surendettement s’informent réciproquement de l’évolution de chacune des procédures ouvertes. »
Le juge doit donc s’assurer d’avoir séparé strictement les deux patrimoines et c’est certainement là que vont naître des difficultés, parce qu’il est loin d’être aisé de faire cette distinction dans toutes les situations. Ensuite, le juge « saisit » la commission de surendettement : sous quelle forme, je l’ignore encore à ce stade (renvoi par mention au dossier, ou jugement plus probablement [2]) et là encore, de sérieuses questions se posent.
Quant au fait que le tribunal exerce les fonctions du juge des contentieux de la protection, la situation est prévue par l’article L. 713-1 du Code de la consommation : c’est lui qui connaît des mesures de traitement des situations de surendettement des particuliers et de la procédure de rétablissement personnel. Mais l’articulation entre la commission de surendettement et le tribunal de la procédure collective ne semble pas très clair : le juge de la procédure collective saisit la commission de surendettement et lorsque ladite commission veut saisir le juge des contentieux de la protection, c’est un retour vers le tribunal de commerce et le juge de la procédure collective… En d’autres termes, c’est le tribunal de commerce qui va tout piloter.
Enfin, le cas où seul le patrimoine personnel est endetté : seule la procédure de surendettement sera applicable et le juge de la procédure collective devra, dans son jugement, dire n’y avoir lieu à ouverture d’une procédure collective.
4. Mes conseils aux entrepreneurs.
Comme vous le constatez, les écueils et les problèmes sont nombreux car tout n’est pas fixé, y compris dans l’articulation des procédures, loin de là.
Mais de toute évidence, gardez à l’esprit les quelques conseils suivants :
- Une procédure collective est une procédure juridiquement très technique qui nécessite l’intervention d’un avocat, même si la dette professionnelle est peu importante. Les conséquences pour toute votre famille peuvent être dramatiques.
- La nouvelle loi n’a pas simplifié la procédure collective des entrepreneurs individuels, car il risque d’y avoir des recours en cascade, par exemple sur l’appréciation du périmètre du patrimoine professionnel et personnel du débiteur.
- Qu’on se le dise une fois pour toutes, le mandataire judiciaire n’est pas là pour aider le débiteur en procédure collective : il est le représentant des créanciers et son rôle est de vendre rapidement son patrimoine pour payer les dettes. De ce fait, un mandataire judiciaire ne négociera aucune dette pour vous afin de réduire votre passif, car c’est le travail d’un avocat. Ne vous laissez donc pas tromper par la sympathie du mandataire judiciaire, il finira par devenir votre ennemi.
[1] Selon la définition posée par l’article L631-1 du Code de commerce : est en cessation des paiements le débiteur qui est dans « l’impossibilité de faire face au passif exigible avec son actif disponible ».
[2] Mais la distinction est de taille, puisque le renvoi par mention au dossier n’est pas susceptible de recours, alors que des voies de recours sont ouvertes contre un jugement.